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La perception des tendances sociales à travers l'évolution des normes musicales : L'exemple

  • S.N.Blaster
  • 3 févr. 2018
  • 11 min de lecture

CONTEXTUALISATION

En 2018, en comparaison avec l’ensemble de la scène Hip-Hop internationale - dont la plupart des pays du monde n’ont pas l’opportunité de bénéficier d’un essor purement national de ce genre musical -, nous avons la chance en France de posséder une très importante diversité d’artistes qui évoluent à des niveaux et dans des styles totalement distincts.


Même si cela reste deux univers terriblement différents et « indépendants » d’une certaine manière, nous pouvons aujourd'hui rapprocher la situation du rap en France à celle des États-Unis. Et cela s'observe dans la relation qu’il entretient avec les individus qui l’écoutent, dans sa diversité artistique et dans sa propagation au sein de la population. En effet, nous pouvons retrouver une quasi-omniprésence - tout de même davantage sensible sur le territoire américain - de ce style de musique, dans une perspective d’audience et de développement locaux, qui n’existe que dans un nombre infime de pays : en tête de classement les USA, le Canada et enfin la France.


Étant un genre musical extrêmement ouvert, le rap est tout de même régi par des codes, des normes musicales bien spécifiques qui caractérisent chaque style de musique existant - que ce soit en termes de sonorités, de rythme, de choix des instruments ou de la prod, des effets de voix... Mais ceci n'est en rien une barrière à l'évolution et à la prise d'initiatives dans la musique.


Quand bien même nous sommes loin de l’époque où le Hip-Hop pouvait « éventuellement » s’accorder sur certains clichés très réducteurs malheureusement toujours présents - je pense en particulier à ce qui pouvait se faire au début des années 2000 - ; ce sont vraiment ces dernières années que le rap français connut une expansion presque surréaliste et se transforma en cette fabuleuse mosaïque musicale, débordante de créativité et d’hétérogénéité.


Depuis 2013 - pour ne citer précisément qu’une seule année -, nous avons pu observer l’apparition d’un nombre en hausse constante d’artistes Hip-Hop se démarquant dans des vibes toujours plus originales. Des œuvres allant du style Trap aux thématiques sombres ; à l’ambiance quasi-opposée de certains artistes proposant des morceaux bien plus « légers » destinés à un public plus jeune et dans un contexte plus festif qu'artistique ; en passant par des délires totalement alternatifs de prise de conscience ou d’égo-trip...


En analysant ce phénomène d’évolution des normes musicales au sein de la scène rap en France, nous pouvons constater une corrélation avec certaines tendances sociales actuelles de notre société. Le Hip-Hop est un genre musical qui touche énormément les plus jeunes générations - les moins de 30 ans - parce-qu’il leur correspond, il s'identifie à ces dernières, il s’en inspire et les influence à son tour.


À travers diverses facettes du rap français actuel il est possible d’apercevoir une partie de cette évolution de la situation sociale. Le résultat d'une génération qui a grandit et qui a gagné en assurance dans notre système occidental moderne : la Génération Z et les Millenials les plus jeunes.


Une évolution qui implique des conséquences positives comme négatives : la polyvalence de notre société dite « numérique » qui favorise l’accès à la diversité musicale et stimule la créativité artistique par le biais de nombreux moyens techniques et technologiques ; ou au contraire la perdition et le désarroi d’une part majeure de la jeunesse actuelle, s'exprimant de mille façons, face à la réalité d'un monde moderne - avec toute sa complexité - qu'elle ne comprend pas ou qu'elle réfute instinctivement.

SOUYE GAME x PATAPOUF GANG

Afin d’illustrer ce propos j’ai sélectionné le collectif du département de la Seine-Saint-Denis (93) - en collaboration directe avec le label French Bakery - qui fait parler de lui depuis fin 2015 : Patapouf Gang ou Souye Game, dont le talent et la légitimité sont souvent contestés, mais faisant preuve d’une créativité abondante et d’une identité artistique si unique et si puissante.


Avec son style ultra-décalé - autant musical que vestimentaire -, et celui de ses comparses, Biffty est bien trop souvent incompris et placé hâtivement dans une catégorie de rappeurs « humoristiques », non authentiques car trop alternatifs, et par conséquent non légitimes au sein de la scène rap, à l’instar de Lorenzo du collectif rennais Columbine par exemple.



LE COLLECTIF


Chaque membre du groupe joue un rôle-clef dans l’accomplissement des projets musicaux et dans l’élaboration de la vibe si caractéristique et vigoureuse qui fait la signature du Patapouf Gang. Aux côtés de Biffty, nous retrouvons son grand frère Julius - qui s’occupe de la réalisation et du montage des clips vidéo - et son producteur DJ Weedim - un excellent beatmaker qui a fait un certain nombre de collaborations avec des rappeurs proches du Souye Game -, ainsi que d’autres artistes qui évoluent non loin autour de cette sphère musicale tels que Alkpote, Suik’on Blaz AD, Vald, Chich, 2CheeseMilkShake ou encore Iron Sy.


LA PHILOSOPHIE


En présence de nos amis, qui usent du terme « Souyon » pour se désigner eux-mêmes ainsi que leurs auditeurs, il est nécessaire de prendre du recul, d’un point de vue musical et intellectuel, afin d’assimiler et d’apprécier l’univers qui nous est offert à travers le style et la philosophie du collectif d'artistes.


Avec un nom à l’image de leur message, arborant tenues extravagantes, couleurs de cheveux osées, tatouages et grillz, les membres du Patapouf Gang s’autoproclament « Dieux de la Souye » tout en prônant le « Turn-Up », soit le relâchement continuel dans tous les excès possibles.

Quelques exemples ? Manger outre mesure, sucré et gras ; participer à des orgies dans tous les sens du terme, se saouler sans modération, fumer un maximum de joints, être toujours plus trash et violent... toute la journée... sans vraiment revendiquer quoi que ce soit en définitive.


Nous pouvons considérer ce Turn-Up, sublimé avec une « hardiesse punk » dans une interprétation décalée et overdosée, comme une hymne à l’insouciance, à l’oisiveté et au détachement totaux, impliquant directement une forme de décadence physique et psychologique effrénée. La Souye, elle, peut être perçue comme une philosophie de vie débridée et lymphatique, incluant inévitablement la notion de Turn-Up. Mais par extension elle peut se rapporter à une espèce d’« énergie spirituelle et artistique» à laquelle les artistes s’identifient, comme on peut le retrouver chez Hamza avec la Sauce, ou chez Joke avec le Mojo.


QUELLE PERCEPTION ? QUELLE ANALYSE ?


À travers les titres de Biffty, nous pouvons ressentir tout un tas d’émotions et d’états d’esprit divers pouvant se traduire comme une source d’inspiration, ou comme un exutoire musical pour le rappeur. La violence des paroles ne serait alors qu'un moyen d'extérioriser des pulsions, des états d'âmes négatifs qui ne devraient pas être interprétés comme une forme d'agression verbale.


Les musiques sont interprétées de façon très énergique, le lexique utilisé et les textes, qui sont plus souvent criés que rappés ou même chantés, apportent de la force à ce style tant décalé et déjanté. L’artiste s’exprime avec un vocabulaire cru, violent et trash qui ferait peur aux adeptes du Old School les plus puritains, mais qui pourtant nous révèle des éléments primordiaux dans la compréhension du phénomène que représente l’ascension de ce style de rap déphasé.


À l’écoute, nous percevons facilement de la colère dans un premier temps, une forme de rébellion contre le « système » qui représente notre société. Ensuite vient la glorification du Turn-Up, soit une manière de vivre à fond, dans les excès, sans prendre en compte les conséquences sociales ou même physiques, sans vraiment se soucier de quoi que ce soit, comme si rien n’avait d’importance en dehors du plaisir hédoniste présent. Nous remarquons ici une émotion colérique dominante, symbole qui illustre ce mode de pensée moderne et qui marque cette vague musicale « insurrectionnelle ».


D’un point de vue désormais visuel, les courts-métrages YouTube et la dégaine des membres du collectif renforcent cette perspective « Carpe Diem moderne ». La simplicité et la nature du propos dans les clips vidéo - quasi-exclusivement tournés dans leur jardin ou quartier -, affichant un mode de vie purement hédoniste et oisif, enrichissent la perception souhaitée de leur philosophie. L’extravagance des personnages amplifie cette idée selon laquelle l’essentiel est de profiter, peu importe les jugements de valeurs, le regard d’autrui ou la finalité de ses propres actes.


Nous nous retrouvons donc face à un groupe d’individus qui, a priori, aurait conscience de sa différence quant à l’ensemble de la population, et de sa relation vis-à-vis de la société actuelle. Un groupe social qui critiquerait le système sans mener de véritables combats et qui se contenterait au final de contempler impassiblement les événements - sans y prendre part, restant en marge de la société - en se tournant exclusivement vers une perspective de Turn-Up.


Nous sommes face à une véritable rupture des codes, très loin des stéréotypes existants sur le rap dans lesquels le rappeur cherche à « exhiber » un style de vie opulent constitué de liasses de billets, de bijoux ostentatoires, de voitures de luxes et de femmes. Très loin également des normes musicales que l’on pouvait retrouver dans des styles de Hip-Hop plus anciens, voire carrément Old School, avec des textes beaucoup plus conscients et tournés vers l’être humain qui se dissimule derrière l’artiste.


D’une certaine manière, Biffty et ses acolytes sont l’incarnation parfaite d’une jeunesse désabusée et apathique, mais pourtant pleine de compétences et de bonnes idées, qui s’égare et se perd de mille façons différentes, et qui en définitive ne fait pas grand-chose. Comme si toute une génération refoulait instinctivement les normes et mœurs d'une société construite par ses aïeux, ne s'identifiant pas ni ne voulant participer à ce système. Une génération qui finirait par se réfugiait dans une logique exclusivement hédoniste et spirituelle. Il est alors intéressant de constater qu’en analysant ces évolutions significatives concernant dans le rap - un genre musical très proche de ses auditeurs -, il est alors possible de mettre en évidence des liens directs avec certains aspects de notre société.


Effectivement, à travers les œuvres de quelques-uns de ces nouveaux rappeurs excentriques, nous pouvons y voir non pas une incitation à la rébellion, à la violence ou à l’abus de plaisirs matériels, charnels et récréatifs comme cela peut être interprété parfois ; mais plutôt l'illustration des externalités négatives de la société sur la jeunesse d’aujourd’hui. Ces nouveaux prodiges du rap moderne - et je fais le lien avec le même phénomène probablement encore plus avancé aux États-Unis - ne sont pas apparus par hasard et incarnent le résultat de la combinaison de nombreux facteurs sociaux, culturels, économiques, personnels... qui évoluent toujours plus vite depuis des années. Un contexte socio-culturel et économique infiniment complexe qui a confectionné le visage actuel du monde dans lequel nous vivons.


Devant cette vision, je ne peux m’empêcher de penser à une « forme » d’adaptation ultramoderne des origines du rap et de ses attributions initiales. Si nous pouvons faire très aisément le rapprochement entre l'évolution du contenu musical des artistes Hip-Hop français actuels et le développement de certaines tendances sociales chez les adolescents ; ici nous sommes davantage sur un style plus proche de l’essence primitive du genre, avec notamment un art tourné fondamentalement vers l’être humain et l’expression de soi. À l’écoute de l’œuvre musicale de Biffty et de ses « Souyons », nous entendons principalement l’écho de leurs idées personnelles, de leur vision philosophique de la vie, de leur quotidien, de leurs aspirations et de leur opinion concernant diverses thématiques sociétales - ou non.


Et c’est à ce niveau là que nous pouvons affirmer que les normes musicales du rap français ont réellement évolué. Aujourd’hui, nous sommes en présence d’un genre musical qui se rapproche « spirituellement » des artistes et des auditeurs qui constituent sa propre culture. Par conséquent, il s’oriente davantage vers sa vocation originelle en tant qu'art : c'est-à-dire, servir la pensée de l'auteur, nourrir ses idées et lui permettre de s'exprimer ; et non pas chercher à acquérir une rentabilité financière ou une forme de célébrité à tout prix.

Les œuvres proposées de nos jours possèdent un caractère intrinsèquement plus personnel, nous nous éloignons du rappeur stéréotypé avec une portée artistique sans intérêt réel, ainsi qu'un égo « commercial » vide de sens. La musique du Souye Game transcende par une expression cruellement intime et concrète qui illustre l’état d’esprit de toute une génération contemporaine. Cette dernière s’identifiant à la situation et au ressenti de nos artistes au sein de la société, et réciproquement.


 

CONCLUSION MUSICALE


La discographie du Souye Game est un rap à prendre au second degré et qui nécessite une bonne dose de prise de recul. Il est essentiel de comprendre le raisonnement et le fonctionnement des individus qui composent ce groupe pour appréhender leur univers. Le message ne provient pas forcément des paroles en elles-mêmes, mais plutôt de la philosophie et du mode de pensées qui se cachent derrière l’ambiance et l'énergie dégagées dans les titres musicaux. Au lieu de bannir hâtivement le propos de ce collectif, il peut alors être intéressant d’essayer de comprendre les raisons qui poussent quelqu'un à acquérir un tel mode de vie et à atteindre un tel désir d'inaction et d’impassibilité face aux événements qui se déroulent.


Outre cela, le Patapouf Gang est également un collectif de rap français productif et qui sait se diversifier. Avec plus d’une dizaine de clips musicaux réalisés en moins d’un an ; avec la Mega Souye Tape sortie en 2016 puis trois autres EPs l’année suivante - dont deux qui sont entièrement produits par DJ Weedim : SouyeGod et Mega Bonus - ; avec les premières parties déjantées des concerts de Vald durant le Agartha Tour ; avec l'organisation et la gestion de leur événement musical « Souye Fest » et les nombreux freestyles avec Alkpote, Iron Sy, Kalash Criminel et Sidisid ; ce serait de la mauvaise foi de haut vol de dire que le groupe d’artistes a chômé ces deux dernières années.


Enfin, pour parler de diversité artistique, Biffty nous offre des sonorités pour le moins hétérogènes. En partant de la Trap agressive et trash, pour atteindre des délires psychédéliques ondulant jusqu’à l’orée du rap conscient - non sans rappeler l’influence de la culture Hippie des années 60 -, en passant par des phases musicales purement décalées, et impénétrables pour qui n’y est pas accoutumé, offrant une expérience audiovisuelle « stupéfiante ».

 

Découvrir l’univers musical de la Souye en six titres :

Souyon


L'un de ses premiers singles sorti fin 2015, c’est le titre pour mettre les choses au clair et bien commencer de manière brutale et sanglante, signature de la maison. Sur une prod démente pure Trap de DJ Weedim, Biffty explique avec un langage cru et une énergie violente les rudiments de la Souye tout en imposant leur style de vie et leur philosophie comme ayant une forme de légitimité dans notre société actuelle.


Diamanté

Dans la même vibe, nous retrouvons Biffty avec un flow légèrement saccadé sur une prod « sauce Weedim ». Au sein de ce deuxième morceau nous avons des textes exhibant de la violence et de l’égo-trip, illustrés par un clip vidéo à l’ambiance néo-punk. Nous retrouvons aisément certains éléments constituant les thématiques fondamentales du Souye Game.


Kinder Bueno

Nous sommes ici face à une sorte de délire musical, accompagné d’une instrumentale douce et joviale, qui incarne la quintessence de la philosophie du collectif. Biffty, nous entraîne, avec ses camarades et en collaboration avec le jeune rappeur Nusky, dans leur interprétation hallucinogène de ce que pourrait être la fabuleuse chocolaterie de Willy Wonka - façon Souyon. Au programme : multiples excès en tout genre et bien entendu... Turn-Up !


Petit Boze

Ce morceau est une fulgurante apparition de Biffty sur l’un des titres de l’album 1988 de l’artiste reggae français Biga*Ranx. La collaboration est assez inattendue mais tellement agréable, et nous emmène sur un délicat nuage de fumée verte. La production inspirée reggae/dub et le clip coloré aux « motifs végétaux » saturés s’accordent parfaitement sur les paroles et la voix des deux jeunes interprètes.

Criminel

Extrait de son dernier EP Mega Bonus, Criminel est l’adaptation la plus récente et la plus concrète de ce que Biffty est capable de faire dans son univers personnel si trash et hors normes. L’instrumentale de DJ Weedim est tout bonnement phénoménale, l’artiste évolue dessus avec brio tout en déployant un flow plutôt soutenu et des punchlines dévastatrices directement sorties des abysses de la Souye.

Bi2f

Ce dernier morceau est une projection floue directement issue de l’esprit collectif du Patapouf Gang. L’artiste s’exécute sur une prod et un clip vidéo psychédéliques tel un exaltant trip sous psychotropes. La vibe fait rapidement penser à la culture Hippie et ses incommensurables influences sur l'univers musical. Entre des paragraphes conscients et des phases de transe spirituelle, ce titre nous fait délicatement voyager jusqu'aux confins de la Souye.

 

Mega Bonus :

Roule un Boze

Remix du morceau HUMBLE. de Kendrick Lamar, un clin d’œil au 420 - une référence mondiale discrète à la consommation récréative de cannabis ainsi qu’à l’identification existante vis-à-vis de la culture autour de cette plante, fêtée tous les ans le 20 avril ou bien tous les jours à 04h20 et 16h20.



Le Grand Aigle


Titre d’Alkpote issu des Marches de l’Empereur Saison 2, album collaboratif sorti en 2017. Biffty, Vald et Iron Sy sont présents sur le morceau, avec DJ Weedim à la production. Une combinaison de rappeurs alternatifs et décalés qui ne pourra pas vous laisser indifférent.



Riposte


Extrait de l'EP SouyeGod, rien que pour le plaisir de visualiser le clip vidéo. Ici, Biffty nous emmène dans une phase de rébellion, de prise de parti et de riposte face au système, illustrée par un clip absolument délirant. Les paroles du refrain auraient apparemment été écrites par le père de Biffty, François Gondry, membre du groupe de punk rock Ludwig von 88.



Torche


Titre du dernier EP Mega Bonus à l'image du morceau Criminel. Avec un flow rapide sur une prod énergique de Trap, nous avons le droit à une piqûre de rappel concernant les rudiments de la Souye et la philosophie du collectif. L'expérience est violente mais incroyablement dynamisante et exaltante.

 

Chaîne YouTube du collectif :

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